TATIE AWAY

REPUBLIQUE TCHEQUE

ALLEMAGNE

PORTUGAL

 

PEROU

 

20 juin 2022

 

Je suis au Pérou, pour une durée indéterminée et je découvre un monde différent de ce que j’ai toujours connu. La misère économique des gens et leur résilience. Les montagnes m’hypnotisent. Je me sens étrangère plus que jamais. Je trimballe mes questionnements de privilégiée qui a le temps de se demander où est sa place. Je regarde vivre les gens en essayant de comprendre, et parfois en essayant d’arrêter d’essayer de comprendre. 

 

 

Ça fait maintenant plus d’un an que je suis sur la route. J’ai vu tant de paysages. Rencontré tant de gens. J’ai tanné ma patience, avant les départs. Avant de partir j’essayais de faire du théâtre sur la pointe des pieds. C’était fatiguant et peu efficace. Comment on fait quand on veut être comédienne mais qu’on supporte pas d’être remarquée ? Quand on a toujours l’impression qu’on n’est pas à sa place ? Quand on est presque jamais sur scène ? Quand on a l’impression de baisser les bras avant même de les avoir levé ?

 

 

J’ai foutu le camp. Après la désertique (pour moi en tout cas) saison culturelle 2020-21, j’ai décidé de partir en voyage. Je me suis arrachée de la troupe dont je faisais partie et ça a été un soulagement d’arrêter d’attendre des représentations qui n’avaient jamais lieu et d’essayer de vivre du théâtre. Même si ça m’a donné l’impression de m’enfuir. 

 

Je sais plus où j’en suis, je sais plus ce que je veux. Revenir à la vie en France telle que je la vivais avant, c’est impossible. 

Je découvre le monde dans lequel je vis et j’ai compris certaines raisons qui faisaient que jamais je ne m’y étais sentie bien et qui ont fait que j’ai essayé de m’y intégrer tout en m’en détachant.

Le voyage ça me fait comme un goupillon qui me décaperait les entrailles. Ça fait mal et ça fait peur. Qu’est-ce qui va rester après ? 

J’écris une pièce de théâtre. J’ai fait une formation professionnelle de massage. Je travaille dans une auberge de jeunesse où j’aide au service des petits déjeuner et à la préparation des chambres, au ménage. J’ai rencontré un ostéopathe au Portugal qui m’a appris à rééduquer mon genou, blessé depuis des années, et qui m’a donné redonner l’espoir de le guérir. Je deviens anti-sexiste. Je deviens sorcière.

 

 

Toutes les fois où je suis partie en voyage, les mêmes questions toujours, les mêmes idées, la même « blague » de la part de tout le monde. 

Ah bon tu pars toute seule ? C’est courageux. 

Tu vas rencontrer un mec c’est sûr. 

T’imagines que tu rencontres quelqu’un au Pérou et que tu rentres jamais en France ? 

Tu nous ramèneras un tchèque ?

 

L’idée que je parte seule faisait bizarre aux gens et rester seule n’était pas vraiment une option. Même si l’intention pouvait être bienveillante à la base, en filigrane, l’idée qui circule malgré tout le monde, c’est : quel bien-être peut-on trouver seule ? A quoi bon vivre quelque chose seule ? En quoi cela pourrait satisfaire mon cœur de femme hétérosexuelle blanche cisgenre*? Les femmes hétérosexuelles blanches cisgenres, elles veulent rencontrer l’homme de leurs rêves et construire leur vie avec. Sécurisant.

 

 

Alors qu'est-ce qui se passe à ce moment là ? Tu rencontres un homme, tu tombes amoureuse, tu sautes à pieds joints dans la relation, ce qui perturbe totalement ta trajectoire, mais c'est tellement beau ! Tu oublies ce que tu es et ce que tu veux. Il croit que t'es faite pour lui et tu le crois, lui. Génial tu as trouvé le sens de ta vie ! T'étais faite pour lui pendant tout ce temps et tu le savais pas ! Finalement tes envies personnelles, elles étaient tellement nulles ! (Ellipse temporelle, complications, mensonges et trahisons, blablabla). Fin de la relation et tu crois que tu vas mourir de chagrin. Sans lui, que tu aimes plus que tout, lui qui est ta joie, ta drogue, ta raison d’exister, comment est-ce que tu vas survivre ? Eh ben plutôt bien au final. Tu reprends ta route pour aller seule là où tu rêvais d’aller.

 

J’ai appris toute ma vie à désirer être en couple avec un homme et fonder un foyer avec lui, qu’on reste ensemble 

 

 

 

 

jusqu’à la fin de nos jours. Et quand j’ai essayé, j’ai suffoqué. Et si moi, c’était pas ça ? Et si ces désirs n’étaient pas exactement les miens ? Et si le prix de ma liberté et de ma capacité à respirer c'était de renoncer à satisfaire ces images que j'ai appris à vouloir composer ? C’est dur parce que les gens qui nous entourent n'ont pas l'habitude qu'on sorte du schéma, et la société n’accepte pas qu’on vive autrement. Ce qui n’est pas étonnant après des siècles de répétitions de ce schéma et de destructions de toutes les autres possibilités.

J’ai tellement bien appris que je ne pouvais pas m’en sortir seule. Que je n’aurais jamais assez de compétences pour travailler et subvenir à mes besoins, seule. Que j’étais petite et fragile et une femme. J’ai tellement bien engrammé la leçon dans chaque fibre de ma psychologie que maintenant, je compte sur mes doigts mes capacités et je les invalide les unes après les autres, et le tableau final c’est une toute petite flaque d’eau croupie, et si deux crapauds passaient à coté, ils se regarderaient et ils se diraient « mouais on cherche un autre bar, non ? »

 

Et après je me dis, oui, du point de vue du système capitaliste, dirigé par des hommes blancs cisgenres hétérosexuels qui prônent la croissance éternelle et effrénée en donnant toujours les richesses aux plus puissants, ma vie est clairement un échec. Total. Je ne suis ni salariée, ni mère, ni mariée, ni en couple. Je gagne si peu d’argent et si rarement que mon pouvoir d’achat est très bas. Je ne suis pas imposable. Je fais partie des précaires. Des gens qui ont droit à des aides de l’Etat. Assistée. Je suis prodigieusement non-productive et non-rentable. 

 

Ça ne va pas aller en s’arrangeant parce que je refuse de plus en plus catégoriquement de me laisser embobiner par la société qui veut me faire croire que je désire des choses dont je ne veux pas. J’éteins la radio dès qu’il y a de la pub. La pub me prend pour une décérébrée. Je ne veux pas de nouveau téléphone, je ne veux pas de télé, je ne veux pas de nouveaux électroménagers, je ne veux pas du produit miracle aux mille ingrédients qui veut me faire croire que je ne suis pas belle comme je suis, ni du parfum qui veut me faire croire que je serai aussi désirable que Nathalie Portman. Je ne veux plus de voiture. Je n’ai pas d’enfant. Je n’ai même pas fourni un nouveau consommateur en puissance à la société. Au bûcher !

 

Et pour couronner le tout, je commence à comprendre que je suis forte. Et que, oui je suis courageuse. Et que oui, je vais prendre ce courage à deux mains, le soutien que me donnent les gens qui m’aiment, et prendre cet avion pour Lima, vers quelque chose que je ne connais pas et qui me terrifie. Je vais le faire pour moi. Juste pour moi. Ouais. Et qu'est-ce' tu vas faire ?

 

  

Alors quoi ? Tu veux flemmarder toute ta vie et te prélasser dans ton égoïsme pendant que les autres triment ?

Oh cette jolie voix dans ma tête… mais non.

 

Toute cette générosité de mes parents, la chance de suivre la voie que je voulais et de me perdre et d’hésiter, j’en suis tellement reconnaissante. Tout ce temps libre que je peux me permettre d’avoir, tout cet espace pour me développer en tant qu’humain conscient plutôt que comme consommatrice, pour voyager, pour aller voir ailleurs comment on vit, pour trouver le chemin de ma créativité, pour faire des trucs qu’assez peu de gens font. Comme je suis heureuse de le vivre, ce temps.

 

J’ai travaillé avec des personnes en situation de handicap physique ou mental, des personnes âgées, malades ou blessées. Je suis allée les voir là ou elles étaient planquées, dans les maisons de retraites, dans les appartements souvent solitaires et parfois insalubres où elles vivent. J’ai lavé leurs cheveux, leur visage, leurs dents, leur dos, leurs aisselles, leur sexe, leurs fesses, leurs jambes, leurs pieds. J’ai nettoyé leur logement. Je les ai emmenées au parc, en vacances, faire leurs courses. J’ai vu leurs isolement, leurs douleurs physiques et psychologiques, leur courage, leur sérénité, leur fantaisie, et leur tristesse. Quand c’était possible, je les écoutées, je les ai faites rire.

 

J’ai pris la route et elle m’a emmené de l’autre côté de la Terre. J’ai cherché mon cap. J’ai croisé des gens qui allaient très vite. Je dis pas que c’est bien ou pas bien. Chacun son rythme. Ce que je veux c’est m’allonger sur la cordillère des Andes et voir les ciels passer, jour après jour. Et après je veux ramper dessus comme un escargot et regarder comment elle vit et respirer avec elle. 

J’ai des choses à dire, à jouer, à écrire, à peindre, à chanter. 

Ce que je veux c’est vivre mieux. Arrêter de courir après des choses qui n’existent pas, aimer mieux les gens qui m’entourent. Travailler assez pour me nourrir, me loger, prendre soin de moi, voyager. Travailler sans me bousiller. Avoir confiance en l’incertitude. Cultiver la joie. Vivre. Libre.

 

* cisgenre : quand le genre actuel d’une personne est le même que le sexe qui lui a été assigné à la naissance.

 

Lectures et écoutes diablement inspirantes : 

Sortir de l’hétérosexualité, de Juliet Drouard 

Sorcières, la puissance invaincue des femmes, de Mona Chollet 

Le cœur sur la table, podcast de Victoire Tuaillon


D'autres musiques

Chavín de Huántar - 30 juin 2022

 

Partagée entre l’admiration devant un tel site, et aussi en découvrant cette civilisation qui a prospéré pendant très longtemps (pendant une période d’environ 1200 ans, de 1500 à 300 avant JC), et le dégout de cet empire de domination qui manipulait et droguait les pèlerins pour asseoir son pouvoir. Je me demande aussi à quel point les conclusions tirées par les archéologues et les historiens sont vraies. Je n’arrive pas à saisir l’essence de la spiritualité de cette civilisation. Cérémonies pour favoriser une météo propice à l’agriculture, divination, rituels pour accéder à plus de pouvoir en se mettant en transe, dispositif sonore très étudié pour terrifier le peuple, mise en scène des rites de passage, cannibalisme ? Très mystérieux. D’ailleurs, c’était assez drôle de suivre la visite guidée, qui n’a pas du tout abordé ce dernier aspect, alors que dans le documentaire que j’ai regardé avant d’y aller, ils en parlaient clairement, puisque des ossements humains cuits ont été retrouvés sur place. Mais je suppose que les guides officiels ont adapté le contenu de leur visite pour le rendre plus politiquement correct… 

 

 

Légère claustrophobie en descendant dans les galeries souterraines étroites, ou les prêtres faisaient passer les personnes participant aux rites d’initiation, leur faisaient ingérer la mescaline, la substance hallucinogène provenant du cactus San Pedro. L’énergie dans ce lieu n’est pas si impressionnante, mais ce n’est pas le genre de lieu qui remplit d’énergie positive.

 

Le jour ou j’y suis allée, une heure après que mon bus soit reparti, il y a eu un gros glissement de terrain depuis l’une des montagnes qui surplombent la ville. Il y a eu 150 maisons ensevelies et un blessé.

 


La vie à Huaraz - 29 aout 2022 

 

Dans deux jours je pars d’ici. Restée beaucoup plus longtemps que ce que j’avais imaginé, j’ai vécu à la fois un quotidien et des aventures extraordinaires. 

 

La vie de l’auberge de jeunesse, la famille qui la gère, leurs personnalités, leurs manies, leur malice, leur grand cœur. Le cycle des petits déjeuners ; guacamole – gaufres (délicieuses mais que je détestais parce que ça mettait toujours des plombes à cuire et que c’était toujours les jours de rush qu’ils décidaient d’en faire) – omelette aux légumes et au fromage – pancakes aux flocons d’avoine – crêpes - jus de fruit – salade de fruits – et enfin le petit déjeuner de la flemme ultime : le marbré industriel tout sec, qui surprenait les habitués des délicieux petits-déj précédemment cités. La montagne de vaisselle dans le petit évier. Mon habitude d’arriver un quart d’heure en avance le matin pour avoir le temps de prendre mon thé dans le calme. Mes erreurs fréquentes dans le service, je mélangeais dans les ordres d’arrivées des gens et servais les uns avant les autres. Les surnoms que la famille donnaient à certains clients – Napoléon, le bébé géant, Jésus – et les surnoms qu’ils se donnaient entre eux – el negrito, el nano, la bola, el viejo. Les jeunes qui vivent et travaillent ici, avec qui j’ai commencé à travailler en arrivant ici, qui m’ont montré comment faire les lits, comment fonctionnait la maison ; avec qui après le travail je me posais parfois dans le salon là-haut, avec la vue panoramique sur les montagnes majestueuses dans le soleil. Des jeunes qui rêvent de Californie, d’Europe, de musique. Qui mettaient toujours les mêmes morceaux de reggae pendant le petit-déjeuner, jusqu’à ce que les volontaires alternent avec d’autres trucs pour changer. C’était une bataille subtile pour la télécommande. Et toutes les anecdotes passées que la famille aimait raconter. Les parties interminables de dame chinoise. Les lits inaccessibles, qu’il fallait se contorsionner pour faire. 

 

Je me suis fait plus que des amis. J’ai trouvé deux frères et une sœur. Guillem, Louie et Pauline. Avec eux, j’ai fait la fête, randonné dans les montagnes, escaladé les falaises

 

 

de Hatun Machai, fait l’ascension de la montagne Urus en alpinisme, dansé, arpenté Huaraz en quête d’une glace ou d’un café au parque Ginebra. On s’est serré les coudes quand le travail était dur. On a été des gosses. On a pris soin les uns des autres quand on était malades. On a pleuré ensemble. On a partagé le même dortoir pendant 3 mois. On faisait des énormes siestes après le travail, quand l’auberge était blindée. On a traversé la ville au petit matin dans un taxi improvisé. On a embauché avec encore de l’alcool dans le sang et bien peu de sommeil dans le corps. Avec Louie, depuis notre tente, on a écouté  toute la nuit les vaches jouer avec la vaisselle qu'on avait laissé dehors. J’ai vu Guillem rejoindre son lit superposé en un saut de carpe hilarant tous les soirs. Avec Pauline, on a passé 3 jours à squatter le canapé de la cuisine commune, malades à crever, à se gaver de séries. En rentrant d’un après-midi d’escalade à los Olivos, on a vu un homme monter dans un tuktuk avec un cochon entier raide mort sous le bras. Ouais, y a des choses qu’on ne voit qu’au Pérou. Quelle vie…

 

 

Et maintenant je pars dans deux jours. J’ai l’impression d’avoir vécu ici une petite éternité. Une avalanche d’amour, de défis, de cadeaux. Arrivée par un bus de nuit le 15 juin, je vais repartir de la même façon le soir du 31 aout. Je me souviens de mon réveil au petit jour, ballotée par les chaos de la route, dans le bus qui roulait vers Huaraz. Un soleil rouge commençait à découper la silhouette des Andes. Plus tard, en plein jour, depuis le toit de l’auberge, je regardais ces montagnes sous le soleil éclatant. J’avais rêvé de les voir et ça y était. J’ai vécu une petite vie avec elles. Leur silence, leur calme contrastait toujours tellement avec l’agitation de Huaraz. Etre là-bas, sur le chemin du Santa Cruz, dans la vallée entre Ishinca et Urus, ou assise au bord de la laguna Ahuac, y marcher, y dormir, j’avais l’impression d’être protégée. Que les montagnes veillaient sur moi. Elles sont comme la mer ; belles, chargées d’énergie, magiques ; et dangereuses aussi. Des accidents souvent, surtout en alpinisme. Paul blaguait toujours en disant à ceux qui partaient en expédition « si on vous revoit pas à la date prévue, on va voir passer un hélicoptère ». J’aimais bien son humour noir, mais ça me faisait moyen rire quand j’attendais le retour de mes amis.

 

 


Le bus de nuit – 1er septembre 2022

 

Pendant deux mois et demi, presque tous les soirs, j’ai vu des gens attendre à l’auberge l’heure de leur bus de nuit. Ils partaient vers Lima ou Trujillo ou vers leur avion pour un autre pays à découvrir, ou pour rentrer chez eux. Parfois on parlait, parfois je les écoutais parler entre eux. Parfois j’étais touchée parce que j’avais aimé passer du temps avec la personne, parce que je m’étais habituée à sa présence. Parfois j’étais vraiment triste parce que c’était un ami ou une amie qui partait. Parfois je ne faisais pas attention. Je mangeais, j’étais avec Guillem, Louie ou Pauline. Je retrouvais mon lit, le même tous les soirs. 

 

Et voilà que d’un coup, ça a été moi, la fille qui attendait ce bus de nuit. Anxieuse, guettant l’heure, redoutant le moment des au-revoirs avec les gens qui ont fait partie de mon quotidien pendant tout ce temps. Et voilà que leur quotidien n’est plus le mien, j’en suis sortie.

 

 

En partant, j’ai dit à Caroline « je ne veux plus jamais dire au-revoir à personne, c’est trop dur ». Paul a passé le dernier petit-déjeuner à faire des blagues pour essayer de me retenir. Il disait que c’était très dangereux de voyager, que je ferais mieux de rester ici. C’est vrai que c’est dangereux. On rencontre des gens extraordinaires, on partage des grandes joies avec eux et à un moment, tôt ou tard, on doit les quitter. La bulle qu’on avait créé cesse d’exister. Les émotions et les souvenirs restent, mais je bouge ailleurs et je change et c’est la vie, c’est comme ça qu’on s’ouvre à d’autres merveilles. Mais bon sang, comme ça fait mal de partir. Même quand je sens que c’est le bon moment. 

 


En colère – octobre 2022

“Des siècles de haine et d'obscurantisme semblent avoir culminé dans ce déchaînement de violence, né d’une peur devant la place grandissante que les femmes occupaient alors dans l’espace social”

(extrait de Sorcières la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet. Référence à Armelle Le Bras-Chopard, Les Putains du Diable. Le procès en sorcellerie des femmes, 2006)

 

On trouve que j’ai l’air très en colère. On ne me connaît pas cette émotion de cette façon là normalement. Oui je peux me mettre en colère, être énervée et le faire sentir, mais la plupart du temps avec les autres, je suis calme, drôle, mesurée. Je sais tourner en dérision beaucoup de situations. Quand je me mets en colère c’est fort, ça surprend, c’est qu’il y a quelque chose que je ne peux plus contenir, même si j’aimerais bien. Et parfois, je crie, je tempête, je me déchaîne. Je jette des objets. La fille rieuse et calme est fracassée sur les rochers et les témoins sont choqués de voir le monstre qui en a émergé.

Aujourd’hui quand je parle de l’évolution de ma compréhension du système dans lequel on vit, ce système patriarcal, capitaliste, qui me fait souffrir, et je suis loin d'être la seule, on me renvoie « qu’est-ce que t’es en colère ! »

Oui, je le suis. Et vous le seriez aussi si vous preniez conscience de la violence qu’on vit depuis des siècles. Vous le seriez aussi si vous aviez compris l’ampleur des dégâts en lisant ce que j’ai lu. Vous aussi, vous vous emporteriez, avec des flammes dans la voix et des éclairs dans les yeux. Votre voix à vous aussi sortirait en un cri de colère. Vous sortiriez les griffes et les crocs.

Pendant longtemps je n’ai pas fait le lien entre moi, ma galère, mes luttes internes, personnelles, professionnelles, et le monde. Je croyais que le problème c’était seulement moi. Jamais, au cours des nombreux échanges que j’ai eus avec des ami.e.s, de la famille, des psys, jamais nous n’avons sérieusement évoqué la possibilité que peut-être, ce n’était pas seulement à cause de mon histoire personnelle que j’étais en difficulté. Je savais bien que beaucoup de choses qui se passaient dans le monde me brisaient le cœur et je m’en protégeais en pensant que ce n’était pas moi qui pouvais faire changer les choses à mon petit niveau, que j’avais déjà mes propres combats à mener, mes problématiques, comme trouver un travail qui me permette d'être autonome, trouver un amoureux, trouver comment exprimer ma voix, etc.

Cette année, grâce à diverses lectures, rencontres et discussions, j’ai enfin compris que ce n’était pas juste moi. Ces difficultés, elles ne sont pas nées de moi. Certes, mon histoire familiale et personnelle a sa part dans la construction de mes comportements et difficultés actuels. Mais la famille et la société dans laquelle on évolue sont marquées par les idées dont on a hérité des siècles précédents, par le système dont on fait tous partie et qu’on entretient tous.

La place des femmes est dans l’ombre de leur mari. La voix des femmes est cachée. Combien de poétesses, d’artistes, de génies, des scientifiques, de combattantes ne figurent ni dans nos livres d’histoire ni parmi les statues qui devraient leur rendre hommage ? Combien de premiers rôles de femmes contre combien de premiers rôles d’hommes au théâtre, au cinéma, dans nos romans ? Le rôle des femmes est à la maison pendant que le mari ramène de l’argent et explore ses potentialités.

Je suis en colère parce qu’on vit dans le système qui continue de brimer et de désavantager celles et ceux qui sont hors de ce schéma. Je suis en colère parce qu’on nous a massacrées, nous, notre élan de vie, de créativité, de savoir, d’entraide, et que ça continue partout dans le monde à différents degrés. Les chasses aux sorcières ont commencé quand les hommes ont décidé que non, la médecine, la science, l’indépendance, la liberté d’expression, la liberté de décider pour soi-même, ce n’était pas pour les femmes, et tout ceux qui n’étaient pas blancs et hétérosexuels. Notre puissance, notre indépendance (hors du mariage, hors de l’église) menaçaient leur pouvoir à eux alors ils se sont appropriés nos corps, nos voix, nos écrits, nos savoirs. Ils se sont donnés les pleins pouvoirs, la pleine vision sur nous.

 

"En Europe, avant la grande vague des procès en sorcellerie, il y avait eu au XVe siècle, comme un signe avant-coureur, le démantèlement du statut particulier des béguines, ces communautés de femmes présentes surtout en France, en Allemagne et en Belgique. Souvent veuves, ni épouse ni nonnes, échappant à toute autorité masculine, elles vivaient en communauté, dans de petites maisons individuelles voisinant avec des jardins potagers et médicinaux, allant et venant en toute liberté. (...) Elle connaissent une prospérité physique, intellectuelle et spirituelle aux antipodes du flétrissement auquel furent condamnées les milliers de femmes enfermées dans des couvents. (...) L'exécution de Marguerite Porete, une béguine du Hainaut brûlée pour hérésie en place de Grève (devant l'actuelle mairie de Paris) en 1310, sonne le glas de la tolérance dont faisaient l'objet ces femmes, de plus en plus mal vues en raison de leur "double refus d'obéissance, au prêtre et à l'époux".

(extrait de Sorcières la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet. Référence : Aline Kiner, La Nuit des béguines, 2017)

 

Pourquoi je bouillonne de rage, d’horreur et de chagrin en lisant les millions d’exemples d’abus, d’injustice, de maltraitance médicale (lors des accouchements notamment) des siècles passés et de nos jours ? Pourquoi je m’offusque de la différence d’éducation des enfants garçon et fille que j’observe autour de moi, même quand ce n’est pas « si flagrant », « pas si important » ? Pourquoi je vois chez tout le monde, ou presque, les mêmes représentations du couple, de la famille ? Le bébé en bleu, à qui on promet une carrière de footballeur et jeux de bricolage. La petite fille en rose à qui on offre poupées et livres de princesse. Les parents, à qui on souhaite de devenir grands-parents un jour. Le présumé « ils sont forcément en couple puisqu’il s’agit d’un homme et d’une femme » qui nous interdit l’amitié homme femme (celui-là je le déteste quand on le projette sur moi et un ami et je le déteste dans ma propre tête, parce que je le projette à mon tour malgré moi quand je croise un binôme homme-femme). La même répartition des tâches : lui bouquine sur le canapé, elle s’affaire pour leur dîner. Les remarques sur les célibataires : il n’a pas encore trouvé la bonne… Elle consacre tout son temps à son travail, pas évident de rencontrer quelqu’un… Les femmes battues à mort par des régimes totalitaires parce qu’elles refusent de cacher leurs cheveux. Les personnes homosexuelles qui fuient leur pays parce qu’elles n’y sont pas tolérées, acceptées, ou même parce que leur orientation sexuelle n’est pas légale.

 

Pourquoi maintenant je ne vois plus que ça ?

 

 

Parce que c’est mon corps. C’est dans mon corps que je sens le spéculum. Les mains que j’ai pas acceptées. Le déchirement. Le feu. C’est mon corps qu’on brûle parce que je veux ma liberté. C’est ma voix qui ne veut plus sortir parce que c’est dangereux de se faire remarquer même quand on sait qu’on a raison et qu’on devrait avoir le droit de s'exprimer. C’est mon cerveau qui s’embrouille pendant un débat parce que je suis tellement convaincue que j’ai tort que je perds complètement mes moyens. C’est mon utérus qui souffre et c’est à moi qu’on ne sait que proposer une pilule toxique pour « régler le problème » puisque la médecine pense que souffrir pour une femme, c’est normal, et ne s’est pas donné la peine de chercher de solution meilleure. Parce que le regard désapprobateur de la société sur la femme que je suis, je l’ai intériorisé jusqu’à douter de ma volonté réelle, de mon désir. Souvent, c’est plus fort que moi, je me regarde et je me dis : 29 ans, pas d’enfants, pas de boulot, pas de maison, pas de mec, mais enfin, dépêche toi de ne pas rater ta vie !

 

Parce que c’est mes sœurs, mes amies, mes amis, ma mère, mes grand-mères, mes tantes, mes grand-tantes, mes ancêtres. C’est ma fille qu’on viole, qu’on excise, qu’on marie à 9 ans. Parce que c’est partout dans le monde. Parce que ce sont des violences qui sont institutionnalisées, intégrées à nos paroles, à nos inconscients et parce que ça fait tellement longtemps que ça dure que j’ai peur que jamais ça ne change.

 

Parce que c’est tellement destructeur de ne pas laisser les gens vivre leur vie à leur manière. Peut-être qu’il ne veut pas d’enfant ? Peut-être qu’elle est lesbienne ? Peut-être qu’elle aime vraiment vivre seule ? Peut-être que sa carrière c’est sa façon de déployer sa créativité ? Peut-être que sa vie privée, son genre et son orientation sexuelle, ça ne regarde qu’elle, que lui, que iel, et vous occupez vous de vos fesses.

 

 

C’est comme si j’avais mis des lunettes magiques qui me donnent une vision crue des milliards de situations façonnées par le monde patriarcal, sexiste, cisgenre, blanc. Je ne vois plus que ça parce qu’on subit toutes et tous ces violences, qu’elles nous sautent aux yeux ou qu’elles paraissent normales tellement on les a bien intégrées. Du commentaire « ah les filles ça aime vraiment le rose hein ! » à l’épisiotomie que le médecin décrète pour se faciliter la tâche de mettre au monde l’enfant et pouvoir gérer les accouchements le plus vite possible parce qu’il n’y a pas assez de moyens hospitaliers pour faire autrement qu’à la manière du travail à la chaîne. Mais bon sang, et si on laissait la femme mettre au monde elle-même l’enfant ? Dans la position qu’elle veut ? Qu’importe le temps que ça prend tant que personne n’est en danger. Et si on lui donnait confiance en sa force ? Et si les médecins étaient juste là en cas de danger réel ? Et si on laissait la fille et le garçon décider quelle couleur qu’ils aiment ? Si on mettait du pailleté aussi au rayon homme et plus de vert et de bleu foncés au rayon femme ? Et si on laissait la fille choisir un instrument qu’elle a envie de jouer au lieu de lui faire croire que chanteuse est la seule option si elle veut se lancer dans la musique ? Et si on demandait à son fils et à sa fille les mêmes efforts de participation aux tâches ménagères ? Et si on enseignait à son fils la notion de consentement, et que non, c’est pas parce qu’il bande qu’il peut avoir accès au corps qui l’attire sans (se) poser de question ? Et si on arrêtait de considérer l’hétérosexualité comme la norme ?

Et si on remettait la liberté dans le bon sens ? Celui où tout le monde est respecté.

Cette suite d’exemples peut donner l’impression que je mets tout dans le même sac sans différencier la gravité de chaque événement. C’est que ces exemples sont une multitude de faits et de situations qui ont la même source: le système capitaliste hétérosexuel cisgenre blanc.

Quand j’en parle et que je m’énerve, j’ai conscience que la plupart des gens qui font toutes ces choses ne sont pas forcément conscients de ce formatage qu’on a tous et toutes subi. Et j’ai conscience que les gens à qui j’en parle ne comprennent pas forcément pourquoi la colère qui m’anime est si forte. Après tout, je vis dans un pays qui me donne plus de liberté de choix sur la façon de m’habiller, d’étudier, de travailler, de me marier ou pas, que de nombreux pays du monde. Officiellement, je suis libre. Des lois injustes, qu’elles soient officielles ou toujours présentes dans nos cultures, pèsent toujours sur nous et nous entravent encore.

 

Manifestation en Iran, suite à la mort de Mahsa Amini le 13 septembre 2022. Cette femme de 22 ans est décédée suite à son arrestation par la police des mœurs, pour "port de vêtements inappropriés".

Source : 20 minutes Monde, article du 21 septembre 2022 "Iran : Pourquoi la mort de Mahsa Amini provoque-t-elle des émeutes dans tout le pays ?"

 

Par exemple, je pensais être totalement libre de mes choix amoureux, et que ni la couleur de peau, ni les revenus, ni le genre, ni l’absence de handicap de la personne n’avait d’importance pour moi. Que quand je tombais amoureuse de quelqu’un c’était mon cœur qui choisissait, libre. Sauf que j’ai bien été obligée de constater que presque les hommes que j’ai aimé étaient tous des hommes blancs, qui avaient des revenus stables et suffisants, et valides physiquement. Comment croire que je ne suis pas formatée pour aimer ce type de personne ? C’est le type de personne validée par la société, mon désir s’y est conformé.

 

Autre exemple, je croyais que je ne subissais pas le dictat de la jeunesse/désirabilité éternelles pour les femmes et que j’accueillerais joyeusement et sereinement les changements de mon corps quand arriveraient les premiers signes de l’âge. Que vu mon gabarit, les imperceptibles fluctuations de poids que je traverse n'auraient aucune importance à mes yeux… Sauf que quand j’ai remarqué ces petites rides qui commençaient à apparaître autour de mes yeux, j’ai senti ma gorge se serrer fort et l’angoisse me saisir. Déjà ?? J’ai seulement 26 ans ! Quand j’ai vu les légères vergetures sur mes cuisses, j’ai pensé « oh non ça y est c’est fini, ça va rester pour toujours…». Quand j’ai pris quelques kilos qui m'empêchent de rentrer dans un jean étroit que j’aimais beaucoup, j’ai pensé « oh non, je suis déjà petite, je peux pas devenir une petite grosse ». D’où a surgi ce tissu de bêtises quand j’ai fait tous ces constats ? Certainement pas de l’amour inconditionnel que j’aimerais être capable de m’offrir et que je tente de prodiguer aux femmes qui m’entourent quand elles sont en proie à ce genre de pensées. C’est cette pression sur les femmes, cette obligation intenable, impossible, de rester jeunes et minces toute leur vie, cette pression qui fait qu’on ne pense plus à rien d’autre, parce qu’on veut quoi ? On veut être reconnues, aimées, faire partie du groupe qui a le droit d'être fier de qui il est, et que c’est de cette façon là qu’on nous fait croire qu’il faut l'être : un objet désirable.

 

Je suis reconnaissante de ma liberté et consciente de ses limites. Et j’ai envie que chacun.e puisse avoir encore plus de liberté de choisir, et une fois ce choix fait, encore plus de chance de réussir dans la vie qu’ils choisissent pour eux.

 

 

Heureusement, je n’ai pas seulement des raisons d'être en colère, j’ai aussi des raisons d’avoir de l’espoir. Je racontais à un ami que je croyais être affranchie de cette pression sur le corps des femmes, corps qui ne devrait changer sous aucun prétexte, et qu’à nouveau, un changement était arrivé. J’avais remarqué des vergetures, imperceptibles, que je suis probablement la seule à remarquer, sur ma poitrine ! Mon ami a dit très sérieusement « tu sais j’ai vu beaucoup de gens nus dans ma vie et je peux te dire que presque tous les seins ont des vergetures et ça n’a aucune importance ». Ça m'a aidé à me rappeler que changer, vieillir, se rider, avoir les cheveux qui grisonnent, c’est pour tout le monde, c’est ça qui est naturel. Pas de rester figé dans une illusion de jeunesse. Ça m'a fait rire et m’a soulagé. Cet ami est blanc, hétérosexuel, cisgenre et vit aux Etats-Unis, ce qui participe aussi à me donner de l’espoir dans l’éveil des consciences de cette partie de la population.

 

Donc oui je suis en colère.

 

Et maintenant, qu’est-ce que je vais en faire, de cette colère ? Je ne veux plus l’avaler. Ça rend malade. Je vais essayer de m’en servir pour quelque chose de constructif, de positif. Ne pas la laisser me consumer de l’intérieur parce que j’ai peur de choquer, de déranger. La laisser sortir et créer.

 

Encore une fois, l’ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes a été une énorme source d’inspiration pour l’écriture de cet article. Ce livre de Mona Chollet est documenté de très nombreuses références à des ouvrages sur les aspects de l’oppression des femmes. Je ne peux qu’encourager sa lecture.

 


La différence – octobre 2022

 

Ici les gens me regardent d’une certaine manière. Je suis étrangère. J’ai rapidement compris que peu importe comment je m’habille, peu importe comment je me comporte, en voyageant seule au Pérou, les habitants locaux que je croise me regarderont toujours de la même manière. Après 2 mois et demi passés à Huaraz, j’ai voyagé 1 mois et demi avec mon sac à dos, passant d’une ville à l’autre, essayant de passer un maximum de temps dans la nature et loin du flux touristique. J’ai expérimenté la façon dont les péruviens s’adressent à une femme blanche européenne. Avec plus ou moins d’insistance selon les régions, on me parle dans la rue comme à une touriste riche qui n’a qu’un but en étant ici : dépenser son argent sans compter pour ramener des souvenirs typiques et des photos d’endroits que tout le monde a déjà vu sur internet. Ca me mettait en colère et me pesait beaucoup de me confronter à l’image que je leur renvoie. Malgré moi, je représente cette partie du monde qui est aisée, qui peut voyager longtemps et loin, qui peut se permettre de ne pas travailler pour visiter des pays étrangers où l’euro vaut le quadruple de leur monnaie. A moins de vraiment rencontrer les gens, parler avec eux de qui ils sont et de qui je suis, cette image me suit partout.

 

Alors j’ai réalisé ce que ça faisait d’avoir une couleur de peau qui évoque quelque chose que je ne suis pas

 

 

 

complètement, dans lequel je ne me reconnais pas. Certes, ma réalité économique me permet de voyager ici, j’ai pu faire des économies et les utiliser pour ça. Le pays d’où je viens me permet d’accéder à un système d’aides sociales, à un système de santé, à des chances pour étudier. Mais la représentation qu’on a de moi ici est que je suis vraiment riche, que je viens de cette Europe idéale sans problème, sans misère. J’ai fait le parallèle avec les personnes racisées qui en France ou dans tout autre « pays de blanc », portent toute leur vie l’image qui est associée à leur couleur de peau. Peu importe leur origine ou leur réussite sociale. Avant, je le savais intellectuellement, mais là je l’ai senti dans mon corps, dans mes interactions avec les gens. Et j’ai mieux compris et pu imaginer ce que ça doit faire de véhiculer une image négative malgré soi. D’être toujours regardé comme un étranger même si on est né en France comme nos parents avant nous, mais qu’on est métis ou noir ou autre.

 

J’ai compris ce que ça faisait. Je l’ai compris mais la différence c’est que moi je porte une image en quelque sorte positive et que j'arrêterai de subir ce regard sur moi quand je rentrerai en France. Jamais on ne me discriminera dans ma recherche d’emploi en France à cause de ma couleur de peau. Jamais on ne présumera que je suis venue voler le travail des « vrais » français.